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migrants : la police cogne aux frontières de l’Union européenne

Enquête Libération – 8 Octobre 2021

«Pushback» de migrants : la police cogne aux frontières de l’Union européenne

Article réservé aux abonnésDes vidéos inédites publiées par «Libération» et des médias partenaires montrent des refoulements violents et illégaux de migrants par les autorités roumaines et croates. De quoi confirmer ce que les ONG rapportent déjà depuis plusieurs années.

Un demandeur d’asile, frappé par la police croate, montre ses blessures, à la frontière avec la Bosnie-Herzégovine, près du village de Sturlic, le 15 juin. (Lighthouse Reports)

par Tomas Statius, Andrei Popoviciu, Jack Sapoch et Lamia Sabicpublié le 6 octobre 2021 à 20h02

Il est 10 heures ce 15 juin, au nord de la Bosnie-Herzégovine. De l’autre côté du Korana, un petit ruisseau qui serpente dans cette région boisée, c’est la Croatie. Et par la même occasion, l’Europe. Les berges, bucoliques, sont connues par les associations de défense de droits de l’homme pour être un des endroits privilégiés où la police croate repousse, illégalement, les demandeurs d’asile qu’elle a appréhendés sur son territoire. Un groupe apparaît justement à travers les arbres. La vingtaine. Pakistanais et Afghans. La veille, ils ont tenté le passage à travers les bois, ultime étape d’un long périple qui les a déjà vus traverser la mer Egée. Ils sont suivis par quatre hommes. Une cagoule masque leur visage. Trois ont des matraques en main. «Retournez en Bosnie», lâche le premier, en indiquant du bout de son bâton l’autre côté de la rive. La veille, ces policiers croates les ont arrêtés, un peu plus loin, alors qu’ils essayaient de rallier la capitale.
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La caméra tremble. Nos journalistes, cachés, planquent depuis des jours pour obtenir des images de ces pushbacks, ces renvois illégaux de migrants, contraires au droit international. Des ONG, à l’instar d’Amnesty International, alertent depuis des années sur la récurrence de ces pratiques à la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie. Mais les images manquent. Quelques minutes passent. Elles sont difficilement soutenables. Les hommes masqués assènent des coups à tous les demandeurs d’asile qui passent devant eux. L’aboiement d’un chien se fait entendre, au loin. Des cris montent des feuillages. Ils proviennent de l’endroit où les policiers se sont garés, quelques centaines de mètres plus loin. De retour du côté bosnien, les victimes défilent devant notre caméra pour montrer leurs séquelles – bleues, hématomes, plaies. Hassan (1) raconte : «Ils étaient entre sept et dix hommes, portaient des uniformes et des masques noirs. Il y avait aussi un chien. Si vous tentiez de vous sauver, ils menaçaient de le lâcher à votre poursuite. Ils nous ont alignés puis nous ont jetés dans l’eau.»

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Cette scène n’est pas isolée. Entre mai et septembre, Libération et ses partenaires de Lighthouse Reports, SRF Rundschau, ARD Studio Wien, RTL Croatie, ARD Monitor, Pointer, Novosti et Der Spiegel ont été en mesure de filmer onze renvois similaires le long de la frontière entre la Bosnie et la Croatie, la plupart perpétrés par des hommes en uniforme. Le 3 septembre, un de nos drones filme un van blanc, floqué aux couleurs de la police croate. Les policiers s’approchent au plus près de la frontière avant de repousser une quinzaine de demandeurs d’asile côté bosnien. «Cette fois-ci, ils ne nous ont pas frappés», raconte Nazila, 16 ans. Ces dernières années, l’adolescente afghane n’a connu que les routes boueuses de l’asile. De Kaboul à Moria, le tristement célèbre camp de migrants installé sur l’île grecque de Lesbos. En tout, sur nos images, ce sont 189 personnes qui ont été renvoyées hors de tout cadre légal, tant en Croatie qu’en Roumanie.

Mission «Koridor»

D’après nos informations, les hommes masqués visibles sur ces vidéos inédites seraient en fait des policiers croates d’élite, membres des forces d’intervention. Cinq agents locaux, que nous avons pu interroger et à qui nous avons montré nos images, le confirment. Ainsi qu’un policier bosnien qui a connaissance des opérations menées de l’autre côté de la frontière. Tout concorde : leurs vestes correspondent aux pardessus officiels de l’unité. Tout comme leurs armes de service, fabriquées par HS Produkt, un armurier local, fournisseur officiel des forces de l’ordre croate. Placés sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, ces agents seraient envoyés à la frontière les jours où les flux de migrants sont importants, assurent trois des cinq policiers croates. Ils sont là en appui de la police aux frontières. «Bien sûr que les pushbacks sont une réalité. Tous les policiers savent qu’ils sont illégaux. Le gouvernement et le ministre de l’Intérieur nous ont dit de faire comme cela», se lamente l’un d’eux, qui a longtemps participé à ces opérations à la frontière, au sein des forces d’intervention.A lire aussi

«C’est une mission très demandée, renchérit l’un de ses collègues, toujours en activité. Les policiers sont payés en plus de leurs salaires.» Au moins 400 euros de plus par mois, soutient-il. Le nom de code de cette mission ? «Koridor» – une série d’opérations créées en 2016 pour lutter contre la contrebande mais qui se concentrent désormais sur la lutte contre l’immigration irrégulière. Cette dernière fait l’objet d’un large financement de l’Union européenne, des projets soutenus par les fonds Asile, migration et intégration (Fami) et Sécurité intérieur (ISF), octroyés tous les six ans par la Commission européenne. Le soutien des 27 inclut le financement d’une partie du salaire et même du logement des policiers quand ils sont en mission à la frontière. Total de la facture ? 6,8 millions d’euros, rien que pour dix commissariats frontaliers.

En Croatie, les renvois ne se déroulent pas sans violence. Plusieurs témoignages recueillis par Libération en font état, confirmés par deux policiers croates et un bosien. Ce dernier compare la violence de ses voisins croates à de la torture. «Il y a eu des cas où ils ont battu des groupes si violemment qu’ils ont dû aller à l’hôpital.» Lors d’un renvoi, il n’est pas rare que les agents confisquent les effets personnels des demandeurs et les détruisent, raconte la jeune Nazila. Plusieurs fois, nos équipes ont été en mesure de filmer des tonneaux de tôle, peu après le passage de la police. Une flammèche dévorait doucement des photos, des cartes SIM grecques, des médicaments népalais ou des sacs à dos…

Sur l’une des vidéos, filmée grâce à une caméra de chasseur fixée à un arbre, un policier pourchasse des migrants, un tonfa à la main. Sur son épaule, collé sur sa veste marine, un insigne de la police roumaine.

«Il y a une stratégie systématique de renvois de la part de la Croatie», assure l’universitaire Ana Cuca, membre du Center for Peace Studies à l’université de Zagreb. L’exécutif croate n’a pourtant de cesse de nier son implication. La représentante du ministère de l’Intérieur croate, Marina Mandic, assure de son côté que «la direction générale de la police va envoyer d’urgence une équiper d’experts sur place» pour enquêter sur nos révélations et établir la «responsabilité des policiers qui auraient pu participer» à ces violences. «Nous nous opposons fermement aux pushbacks. Nous avons indiqué aux autorités nationales que de telles pratiques sont illégales et doivent faire l’objet d’enquête», indique de son côté un porte-parole de la Commission européenne, inquiet «des accusations persistantes de pushbacks et de maltraitance de migrants» à la frontière croate.

«Les ordres sont purement oraux»

Il n’y a pourtant pas qu’en Croatie que les hommes masqués sévissent. En Grèce, de nombreuses vidéos publiées sur les réseaux sociaux montrent depuis des mois des agents masqués renvoyant inlassablement des demandeurs d’asile en mer. Ce ne sont évidemment pas les mêmes policiers. Et rien n’indique une coordination entre les deux pays. Ici et là, pourtant, les mêmes pratiques. Depuis mars 2020, Libération et ses partenaires ont collecté 635 vidéos de ces renvois, au large des côtes hellènes. Quinze d’entre elles montrent des hommes masqués. «Ce sont bien des garde-côtes. Ils cachent leur visage pour que les réfugiés ne puissent pas les prendre en photo», croit savoir un ancien de la maison, à qui nous avons montré ces images. Un gradé, toujours en poste, confirme. Tous deux s’accordent sur un point : les agents qui prennent part à ces opérations illégales font partie de deux unités d’élites, toutes deux membres des garde-côtes : la «division sous-marine» et les «opérations spéciales». Sur l’une de nos vidéos, du 10 juin 2020, un badge OEA, une division des opérations spéciales, est d’ailleurs visible sur l’uniforme d’un des hommes masqués. Bien que décidé en haut lieu, ces opérations ne font l’objet d’aucun compte rendu ou d’aucune doctrine écrite, avancent nos deux sources policières. «Les ordres sont purement oraux.» Contactées par Libération, les autorités grecques gardent le silence.

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La piste des hommes masqués s’arrête enfin dans l’ouest de la Roumanie. La petite ville de Majdan, au nord-est de la Serbie voisine, est devenue bien malgré elle le nouveau hot spot des routes migratoires. Depuis la sécurisation, à grands coups de barbelés, de la frontière hongroise, les migrants concentrent désormais leurs tentatives côté roumain. Notre équipe a pu y filmer trois renvois illégaux. Ces images inédites de pushback en Roumanie confirment les nombreux rapports publiés ces derniers mois par les ONG. Sur l’une des vidéos, filmée grâce à une caméra de chasseur fixée à un arbre, un policier pourchasse des migrants, un tonfa à la main. Sur son épaule, collé sur sa veste marine, un insigne de la police roumaine. Sur deux autres vidéos, deux hommes en uniforme, bâton à la main, font asseoir un groupe de migrants avant de leur intimer de retourner du côté serbe. «On se voit demain», répond en anglais l’un d’eux, hilare.

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En cinq mois, nous avons pu recueillir douze témoignages racontant ces renvois, parfois violents. Comme cette famille syrienne rencontrée à Majdan le 8 septembre, après une tentative infructueuse à la frontière – leur troisième. Les parents et leur enfant racontent avoir été frappés, insultés, humiliés. «Quand ils nous ont lâchés à la frontière, les policiers nous ont obligés à faire des pompes. Après cela, ils ont continué à nous frapper», assure le père, Ali (1). Pendant toute l’opération, les policiers se moquent d’eux et les filment. «Ils nous disaient de montrer notre visage», renchérit Sarah, la mère. Les autorités roumaines n’ont pas non plus donné suite à nos demandes d’interview.

Visibles sur nos images, les violences sont confirmées par deux policiers roumains, qui soulignent que les agents de la frontière ont parfois recours à des «méthodes non orthodoxes» pour repousser les migrants. L’un d’entre eux, syndicaliste, justifie ces renvois : «Si vous les prenez tous, vous n’avez nulle part où les mettre.» Habitué des patrouilles le long de la frontière, un policier serbe confie : «Nous avons aucun doute sur la parole des migrants. Les Roumains utilisent la violence pour les dissuader de traverser à nouveau.» Plusieurs fois, raconte-t-il, la police roumaine s’est même aventurée en territoire serbe, à la poursuite de certains demandeurs d’asile : «Nous avons dû intervenir et les repousser». Tout un symbole.

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